Il existe des vins qu'on
découvre par accident. Ils naissent loin des autoroutes de la vigne et
des régions constellées de lieux de légende que l'amateur visite comme
on irait en pèlerinage, à l'écart des grands châteaux et des domaines
prestigieux. Cépages rarissimes, lieux insolites, terroirs impossibles :
ces vins d'un autre monde, on se les signale entre amateurs. Et on aime
les faire goûter, pour le plaisir d'étonner. A l'heure où tant de
terroirs traditionnels tournent le dos à leur histoire et à ce qui a
fait leur originalité dans le but de satisfaire le goût supposé d'un
consommateur mondialisé, ils sont plus qu'une curiosité : une raison
d'espérer. Bien sûr, il faut accepter, parfois, d'être déçu. Mais c'est à
ce prix qu'on fait des découvertes.
C'est à cela qu'on pensait,
curieux et perplexe, en se rendant en un lieu que rien ne semblait
destiner à produire de bons vins : l'île de Sant'Erasmo, à quelques
encablures de Venise, où le Français Michel Thoulouze a planté quatre
hectares de vigne.
A ça et au souvenir ému d'une dégustation
organisée par Gérard Margeon, le " M. Vins " d'Alain Ducasse, dans la
cave d'un restaurant du centre de Paris, dont la curiosité la plus
inattendue avait été un assyrtiko de Tinos nommé T-Oinos, produit par un
viticulteur hors norme, Alexandre Avatagelos, philosophe et théologien
de formation. Ecouter Gérard Margeon, architecte de la carte des vins de
dizaines de restaurants de luxe, faire l'éloge de ce blanc cultivé sur
une île volcanique des Cyclades, issu d'un cépage indigène taillé en
corbeille (les rameaux sont enroulés de façon que le fruit soit
naturellement protégé contre le vent et le sable, donnant à la vigne
l'aspect d'un étrange alignement de buissons), exhalant les agrumes et
la pierre, valait tous les plaidoyers contre l'uniformisation des goûts.
Une
île écrasée de soleil et battue par les vents, une lagune... Quoi de
plus impropre à la culture de la vigne ?, penserait-on intuitivement. Et
pourtant... Producteur de télévision, ancien directeur de Canal+
International, Michel Thoulouze s'est installé sur l'île de Sant'Erasmo
au début des années 2000. Et ce n'était pas dans l'idée d'y planter de
la vigne. " Ce sont les paysans locaux qui m'ont dit que j'avais
acheté les meilleures terres de l'île, et que ça leur faisait mal au
coeur que je n'en fasse rien. Quand j'ai acquis cet endroit, je ne m'en
doutais pas du tout, mais je me suis pris au jeu ", confie-t-il en marchant au milieu de rangées hautes - elles mesurent près de deux mètres - et parfaitement taillées. " Ça ne m'aurait pas amusé de reprendre un domaine. En revanche là, ce qui est passionnant, c'est de créer un terroir. "
Vouée
depuis des siècles aux cultures agraires dans une lagune où chaque île
avait sa spécialité (à Murano le verre, à Burano la pêche, et la
dentelle pour les femmes de marins), Sant'Erasmo n'est pas une terre
vierge pour le viticulteur. Michel Thoulouze s'est aperçu, en consultant
des cadastres remontant aux environs de 1700, qu'une partie de ses
terres avaient été plantée de vignes, tout comme les îles voisines. Et
les paysans de Sant'Erasmo continuent, chaque année, à célébrer une fête
du moût.
Il n'empêche, planter de la vigne en ces lieux cernés
par les flots n'allait pas de soi. Michel Thoulouze a résolu le problème
en s'appuyant sur les meilleurs spécialistes. Sur les conseils de son
ami Jacques Seysses, viticulteur renommé de Morey-Saint-Denis, en côte
de nuits (bourgogne), il a sollicité les services de Lydia et Claude
Bourguignon, experts en étude des sols. Puis, il a fait appel à Alain
Graillot, magicien du crozes-hermitage, pour sélectionner les cépages et
apporter sa science de la conduite de la vigne.
Il a fallu
remettre en service l'antique système de drainage utilisé par les
habitants de l'île (un réseau de canaux recueillant l'eau de pluie pour
la déverser dans la lagune en ouvrant des vannes à marée basse) avant de
planter de l'orge, du sorgho ou du radis chinois pour faire
retravailler cette terre gorgée de sel et l'assouplir. Puis les vignes
ont été plantées, franc de pied, sans porte-greffe : l'écosystème de la
lagune est un rempart naturel contre le phylloxera. Une majorité de
malvoisie d'Istrie pour la saveur, 30 % de vermentino pour la
délicatesse et un soupçon (10 %) de fiano pour l'intensité : le mélange
de cépages est bien pesé.
Et le résultat est impressionnant :
l'Orto di Venezia se révèle parfaitement structuré et long en bouche,
minéral à tel point qu'on pourrait le croire salé. Atypique et
étrangement semblable à cet environnement unique au monde, où depuis des
siècles l'homme déploie des efforts perpétuels et obstinés pour
apprivoiser la nature.
Jérôme Gautheret
T-Oinos, disponible sur le site : Infos@crusetdomainesdefrance.com
Orto di Venezia : Ortodivenezia. com