9 novembre 2011  
VIN

Des îles grecques à Venise, petit éloge des vins impossibles

Des crus atypiques et inclassables, cultivés dans des conditions extrêmes, illustrent à merveille les vertus de la résistance à l'uniformisation des goûts

Il existe des vins qu'on découvre par accident. Ils naissent loin des autoroutes de la vigne et des régions constellées de lieux de légende que l'amateur visite comme on irait en pèlerinage, à l'écart des grands châteaux et des domaines prestigieux. Cépages rarissimes, lieux insolites, terroirs impossibles : ces vins d'un autre monde, on se les signale entre amateurs. Et on aime les faire goûter, pour le plaisir d'étonner. A l'heure où tant de terroirs traditionnels tournent le dos à leur histoire et à ce qui a fait leur originalité dans le but de satisfaire le goût supposé d'un consommateur mondialisé, ils sont plus qu'une curiosité : une raison d'espérer. Bien sûr, il faut accepter, parfois, d'être déçu. Mais c'est à ce prix qu'on fait des découvertes.

C'est à cela qu'on pensait, curieux et perplexe, en se rendant en un lieu que rien ne semblait destiner à produire de bons vins : l'île de Sant'Erasmo, à quelques encablures de Venise, où le Français Michel Thoulouze a planté quatre hectares de vigne.

A ça et au souvenir ému d'une dégustation organisée par Gérard Margeon, le " M. Vins " d'Alain Ducasse, dans la cave d'un restaurant du centre de Paris, dont la curiosité la plus inattendue avait été un assyrtiko de Tinos nommé T-Oinos, produit par un viticulteur hors norme, Alexandre Avatagelos, philosophe et théologien de formation. Ecouter Gérard Margeon, architecte de la carte des vins de dizaines de restaurants de luxe, faire l'éloge de ce blanc cultivé sur une île volcanique des Cyclades, issu d'un cépage indigène taillé en corbeille (les rameaux sont enroulés de façon que le fruit soit naturellement protégé contre le vent et le sable, donnant à la vigne l'aspect d'un étrange alignement de buissons), exhalant les agrumes et la pierre, valait tous les plaidoyers contre l'uniformisation des goûts.

Une île écrasée de soleil et battue par les vents, une lagune... Quoi de plus impropre à la culture de la vigne ?, penserait-on intuitivement. Et pourtant... Producteur de télévision, ancien directeur de Canal+ International, Michel Thoulouze s'est installé sur l'île de Sant'Erasmo au début des années 2000. Et ce n'était pas dans l'idée d'y planter de la vigne. " Ce sont les paysans locaux qui m'ont dit que j'avais acheté les meilleures terres de l'île, et que ça leur faisait mal au coeur que je n'en fasse rien. Quand j'ai acquis cet endroit, je ne m'en doutais pas du tout, mais je me suis pris au jeu ", confie-t-il en marchant au milieu de rangées hautes - elles mesurent près de deux mètres - et parfaitement taillées. " Ça ne m'aurait pas amusé de reprendre un domaine. En revanche là, ce qui est passionnant, c'est de créer un terroir. "

Vouée depuis des siècles aux cultures agraires dans une lagune où chaque île avait sa spécialité (à Murano le verre, à Burano la pêche, et la dentelle pour les femmes de marins), Sant'Erasmo n'est pas une terre vierge pour le viticulteur. Michel Thoulouze s'est aperçu, en consultant des cadastres remontant aux environs de 1700, qu'une partie de ses terres avaient été plantée de vignes, tout comme les îles voisines. Et les paysans de Sant'Erasmo continuent, chaque année, à célébrer une fête du moût.

Il n'empêche, planter de la vigne en ces lieux cernés par les flots n'allait pas de soi. Michel Thoulouze a résolu le problème en s'appuyant sur les meilleurs spécialistes. Sur les conseils de son ami Jacques Seysses, viticulteur renommé de Morey-Saint-Denis, en côte de nuits (bourgogne), il a sollicité les services de Lydia et Claude Bourguignon, experts en étude des sols. Puis, il a fait appel à Alain Graillot, magicien du crozes-hermitage, pour sélectionner les cépages et apporter sa science de la conduite de la vigne.

Il a fallu remettre en service l'antique système de drainage utilisé par les habitants de l'île (un réseau de canaux recueillant l'eau de pluie pour la déverser dans la lagune en ouvrant des vannes à marée basse) avant de planter de l'orge, du sorgho ou du radis chinois pour faire retravailler cette terre gorgée de sel et l'assouplir. Puis les vignes ont été plantées, franc de pied, sans porte-greffe : l'écosystème de la lagune est un rempart naturel contre le phylloxera. Une majorité de malvoisie d'Istrie pour la saveur, 30 % de vermentino pour la délicatesse et un soupçon (10 %) de fiano pour l'intensité : le mélange de cépages est bien pesé.

Et le résultat est impressionnant : l'Orto di Venezia se révèle parfaitement structuré et long en bouche, minéral à tel point qu'on pourrait le croire salé. Atypique et étrangement semblable à cet environnement unique au monde, où depuis des siècles l'homme déploie des efforts perpétuels et obstinés pour apprivoiser la nature.

Jérôme Gautheret

T-Oinos, disponible sur le site : Infos@crusetdomainesdefrance.com

Orto di Venezia : Ortodivenezia. com

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